L’avenir dans le rétroviseur

Jusqu’à présent, nous avons essayé de vous faire comprendre en détail le contexte mouvant qui pourrait favoriser l’apparition d’un changement bénéfique majeur. Un changement qui s’étend à tous les niveaux, des individus au monde des affaires, aux différentes communautés et jusqu’à l’organisation sociale en général. Le plus important dans ce mouvement de changement, c’est que pour résoudre les problèmes, l’intelligence se substitue systématiquement à l’exercice d’un pouvoir autoritaire brutal, ce qui permet de plus en plus au pluralisme de se faire jour.

Paradoxalement, parce qu’il prend ses racines dans l’esprit pastoraliste, le mécontentement affiché des élites n’est recevable que dans la mesure où il sonne totalement faux. Et les unes des médias de ces dernières années ne font que confirmer cet état de fait.

Tout le monde semble partager le sentiment de voir arriver l’apocalypse, mais en réalité c’est une bonne nouvelle : il s’agit là d’un signe parfaitement clair qu’un changement bénéfique arrive partout dans le monde. Si au contraire le pastoralisme nous poussait vers un sentiment généralisé de monde idéal et que les élites culturelles en vantaient les vertus, c’est là qu’il faudrait nous inquiéter. Quand une civilisation présente toutes les apparences d’une harmonie pastorale, comme dans le film Les femmes de Stepford1, c’est qu’elle s’appuie en général sur une violence autoritaire, absolue, rampante et invisible.

On peut en fait définir l’innovation comme un progrès moral continu auquel on aboutit via des systèmes de grande ambiguïté morale où se cachent nos démons collectifs. C’est également là que la technologie s’exprime à son maximum et il n’y a aucun hasard à cette coïncidence. Le vrai progrès donne toujours l’impression d’un déferlement d’immoralité et d’hérésie, et il demande toujours de nouvelles possibilités technologiques pour avancer.

Cette appréhension du processus d’évolution a été décrite par Marshall McLuhan comme un effet de rétroviseur : « nous voyons le monde dans un rétroviseur. Nous marchons vers l’avenir à reculons ».

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Par défaut, nos sensibilités esthétiques et morales s’orientent vers la nostalgie des paradis perdus. C’est bien la seule façon dont nous pouvons entrer dans l’avenir. Enracinée dans le passé, l’approche consistant à voir le monde en nous référant toujours au pastoralisme est en réalité la seule dont nous disposons. Le passé donne les grandes lignes d’un avenir que nous n’apercevons qu’à travers un petit rétroviseur. Pour prolonger l’image de McLuhan, la tentation est grande d’appuyer sur le frein et d’avancer à reculons. Le paradoxe du progrès, c’est que ce qui semble être la marche avant est en réalité une marche arrière réactionnaire. Et ce qui semble être le chemin du déclin est en réalité celui de l’avenir.

Ce que nous voyons aujourd’hui dans notre rétroviseur collectif est une lente descente aux enfers. Citons-en quelques exemples :

  1. Le chômage technologique : le débat autour du chômage technologique préoccupe tout le monde car « cette fois c’est différent » et parce que l’intelligence artificielle et les robots pourraient faire disparaître tous les emplois.
  2. La fracture sociale : une inquiétude autour de la montée d’une inégalité grandissante associée à la peur que le logiciel, contrairement aux technologies précédentes, n’offre pas beaucoup d’opportunités sauf à une élite intellectuelle montante faite d’informaticiens et de financiers.
  3. Les « vrais » problèmes : pendant que les ingénieurs gaspillent leur talent et leur énergie à développer des applications « triviales » de partage de photos, personne ne s’intéresse aux « vrais » problèmes : réchauffement climatique, biodiversité, santé publique, raréfaction de l’eau, sécurité énergétique…
  4. Les « vraies » innovations : les « vraies » innovations sont à l’arrêt dans des domaines comme l’exploration spatiale, les voitures volantes ou les combinaisons d’hommes-fusées.
  5. La compétitivité nationale : le logiciel dévore le monde et met en péril la compétitivité nationale qui était fondée sur l’excellence industrielle et un système éducatif évaluant le niveau des élèves par des tests standardisés.
  6. Le déclin culturel : les réseaux sociaux, les nouveaux médias « au rabais » et le e-learning abaissent le niveau de culture générale.
  7. La cybersécurité : les forces autoritaires sont en train de se construire un arsenal répressif qui va menacer partout la liberté au nez et à la barbe des honnêtes citoyens : espionnage et guerre électronique (cette dernière allant des virus informatiques créés par les services secrets, comme Stuxnet, aux attaques de drones).
  8. La mort d’Internet : les changements induits par l’arrivée des intérêts commerciaux d’Internet posent un grave problème existentiel et mettent en danger les libertés et les possibilités induites par Internet même.

Tous ces sujets sont tellement liés les uns aux autres que la moindre discussion sur l’un d’entre eux débouche inévitablement sur une logorrhée les mêlant tous. On finit toujours par aborder des non-questions autour de « l’inégalité, de l’espionnage et du reste ». L’incipit du Conte de deux cités, roman fameux de Charles Dickens, reflète parfaitement cet état d’anxiété mêlant confusion et incohérence :

C’était le meilleur et le pire de tous les temps, le siècle de la folie et celui de la sagesse ; une époque de foi et d’incrédulité ; une période de lumières et de ténèbres, d’espérance et de désespoir, où l’on avait devant soi l’horizon le plus brillant, la nuit la plus profonde ; où l’on allait droit au ciel et tout droit à l’enfer. Bref, c’était un siècle si différent du nôtre, que, suivant l’opinion des autorités les plus marquantes, on ne peut en parler qu’au superlatif, soit en bien, soit en mal.

Ce genre de fièvre intellectuelle débouche souvent sur des projets pastoralistes aussi grandiloquents que hâtifs et mal préparés selon un syllogisme dont les hommes politiques sont coutumiers :

Il faut faire quelque chose
Voilà précisément quelque chose
C’est précisément ce qu’il faut faire2

Considérée avec l’approche prométhéenne, la bonne réponse à cette sensation de fièvre intellectuelle n’est pas à trouver dans ce syllogisme mais dans un enchaînement d’actions contre-intuitif : prendre le taureau par les cornes et se jeter dans l’incertitude de l’ambiguïté. Bien souvent, quand on ne prend en compte que l’approche réactionnaire des pastoralistes, ce qui revient à ne rien faire, les choses ne font que suivre leur cours naturel.

En d’autres termes, la réponse la plus simple que nous pouvons apporter à la non-question « de l’inégalité, de l’espionnage et du reste » est : le meilleur moyen de franchir l’obstacle est de franchir l’obstacle. Cette réponse est dans la droite ligne du principe stoïcien selon lequel il faut aller au-devant des problèmes et n’est pas sans rappeler le sisu des finlandais : affronter les problèmes de face en développant sa résistance au stress, plutôt que de chercher à contourner les obstacles. Comme certaines expérimentations utopiques l’ont montré au cours du XXe siècle, les autres possibilités peuvent sembler plus simples de prime abord mais se révèlent finalement plus douloureuses à long terme.

Aussi inefficaces qu’ils puissent paraître, les outils dont nous avons besoin pour nous sortir « de l’inégalité, de l’espionnage et du reste » sont ceux que nous avons affûtés tout au long du siècle dernier : la démocratie libérale, l’innovation, l’esprit d’entreprise, l’économie de marché et les quelques rares institutions sensées que nous pouvons imaginer.

Cette réponse peut vous sembler aussi choquante que profondément insatisfaisante et même peut-être cruelle. Et pourtant, ces outils ont fonctionné plus d’une fois pour résoudre des problèmes apparemment insolubles.

Au-delà de chercher à faire le maximum pour protéger les plus exposés et les moins à même de supporter les douleurs conséquentes liées au changement, il est essentiel de nous limiter et de ne pas nous laisser tenter par les solutions rétrogrades des approches utopiques ou dystopiques et en particulier celles se présentent sous des formes futuristes. L’idée que la marche avant est la marche arrière et que le sacré est profane n’apparaîtra jamais naturelle ni intuitive à personne, mais l’innovation et le progrès exigent pourtant d’agir de la sorte.

Dans la suite de notre réflexion, nous allons nous pencher sur ce qu’agir de la sorte veut dire.

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[1] Les femmes de Stepford (1975), un film de science-fiction de Bryan Forbes, tiré du roman éponyme d’Ira Levin. Il raconte l’histoire d’une ville américaine imaginaire dont les femmes semblent totalement soumises à leur mari. En anglais, l’expression Stepford wife est restée dans la culture populaire pour désigner une femme qui a subordonné sa vie ou sa carrière aux intérêts de son mari (ndt).

[2] Ici l’auteur utilise un syllogisme bien connu qui est en même temps un jeu de mots en anglais. Littéralement : « Something must be done – This is something – This must be done ». Humoristique, ce syllogisme a été popularisé par une série diffusée sur BBC2 dans les années 1980, Yes, Minister (ndt).