Gratuit comme une bière, libre comme une parole

Avec le recul d’un siècle de réflexion, l’idée issue du modernisme autoritaire selon laquelle la forme suit la fonction, de façon planifiée et par un contrôle coercitif, a tout d’un vœu pieux au-delà d’une certaine échelle et d’un certain niveau de complexité. Deux slogans popularisés par le mouvement open source free as in beer et free as in speech1 résument la philosophie de résolution de problème grâce à la sérendipité. C’est une approche qui fonctionne à grande échelle2 et pour des systèmes complexes.

La loi de Gall décrit parfaitement la façon dont les systèmes complexes évoluent – tels que les grands systèmes informatiques planétaires :

Un système complexe qui fonctionne se trouve invariablement avoir évolué depuis un système simple qui fonctionnait. Un système complexe développé de A à Z ne fonctionne jamais et vous n’arriverez jamais à le faire fonctionner. Vous devez recommencer depuis le début, en commençant par un système simple.

Mais la loi de Gall est bien trop optimiste. Il n’y a pas que les systèmes complexes développés de A à Z qu’on ne peut pas faire fonctionner. Même les systèmes devenus complexes naturellement et qui fonctionnaient avant de s’arrêter ne peuvent généralement pas être réparés pour fonctionner à nouveau.

Qu’un système plus simple puisse donner une deuxième jeunesse à un système complexe à l’article de la mort constitue l’essence même de la pensée prométhéenne. Bien que le monde géographique ne soit en phase terminale que depuis peu de temps, les racines d’un système plus simple et qui fonctionne remontent au XVIIIe siècle, presque deux cents ans avant que le logiciel n’entre dans la danse. La révolution industrielle elle-même a été conduite par deux éléments de notre monde déjà partiellement libérés de la logique du monde géographique : les personnes et les idées.

Au XVIIIe siècle, le monde a rejeté petit à petit l’idée que les personnes pouvaient être des biens, dont la propriété exclusive pouvait être revendiquée par des institutions ou d’autres personnes, ces biens pouvant être considérés comme une « ressource » à même de résoudre des problèmes et gardés captifs à l’intérieur de limites bien déterminées. Les droits individuels et l’emploi choisi ont par la suite vu le jour dans les démocraties libérales, remplaçant des pratiques telles que l’esclavage, la servitude et les charges héréditaires réservées à la noblesse.

Ensuite, il y a les idées. Une fois encore, à la fin du XVIIIe siècle, la propriété intellectuelle moderne s’est développée avec l’apparition des brevets à durée limitée, qui sont devenus la norme. Dans la Chine antique, ceux qui révélaient les secrets de la fabrication de la soie étaient condamnés à mort par l’Etat. Dans la Grande-Bretagne de la fin du XVIIIe siècle, l’arrivée à expiration des brevets3 de James Watt a été l’élément déclencheur de la révolution industrielle.

Grâce à ces deux idées lumineuses, quelques inventions personnelles se sont transformées en flux intellectuel continu à somme non nulle et en progrès capitaliste, le tout dans un monde par ailleurs marchand à somme nulle. Au passage, la logique de recherche de stabilité du mercantilisme a été remplacée petit à petit par la logique adaptative de la destruction créatrice.

Les personnes et les idées sont devenues de plus en plus libres, de deux manières distinctes. Comme Richard Stallman, le fondateur du mouvement open source, l’a résumé dans une formule célèbre : les deux types de libertés sont la gratuité (comme dans le cas d’une bière) et la liberté de parole.

D’une part, les personnes et les idées ont été de plus en plus libres dans le sens où elles ont été de moins en moins considérées comme des « biens » qu’on pouvait acheter et vendre à quiconque comme des bières.

D’autre part, les personnes et les idées sont devenues de plus en plus libres dans le sens où elles ne sont plus cantonnées à une seule fonction. Elles pouvaient potentiellement jouer tout rôle dont elles étaient capables. Pour les personnes, cette deuxième famille de liberté se conçoit en général en termes de droits particuliers comme la liberté d’expression, la liberté d’association et de réunion ainsi que la liberté religieuse. Le point commun à toutes ces formes de liberté, c’est qu’elles libèrent des contraintes imposées par les objectifs autoritaires. Ce deuxième type de liberté est tellement nouveau qu’il peut être effrayant pour des gens habitués à ce qu’une autorité leur dicte quoi faire.

Quand ces deux types de libertés se combinent, des réseaux commencent à se former. La liberté d’expression par exemple permet la création d’une solide culture littéraire et journalistique, qui existe avant tout sous la forme d’un réseau d’individus créatifs plutôt que d’organisations dédiées. La liberté d’association et de réunion permet la création de partis politiques, sous la forme de réseaux de militants de base.

La libre association entre des personnes et des idées elles-mêmes libres peut créer d’intéressantes combinaisons nouvelles et ouvrir des possibilités infinies. On peut décider par soi-même si les problèmes que des dirigeants autoritaires ont déclarés urgents méritent réellement qu’on s’y attelle. La liberté de penser est encore plus puissante, car contrairement aux talents des individus libres, les idées libres ne se limitent pas à un usage à la fois.

Dans les deux cents dernières années, des individus libres et des idées libres ont créé le « système simple » qui a permis des innovations disruptives durant l’ère industrielle.

Le bidouillage – qui est le mode de fonctionnement normal de ce système simple – est bien plus subversif qu’on ne le pense parce qu’il pose un défi implicite aux priorités autoritaires.

C’est ce qui fait que le bricolage est un bug indésirable mais toléré dans le monde géographique. Tant que les contraintes matérielles limitaient les possibilités de bricolage, les menaces envers l’autorité étaient également limitées. Tant que les « moyens de production » n’étaient ni libres ni gratuits, la menace anti-autoritariste représentée par le bricolage pouvait être contrée en réduisant l’accès auxdits moyens de production.

Depuis que le logiciel dévore le monde, tout ceci change. Le bricolage devient bien plus qu’une activité sans importance pratiquée par les quelques chanceux pouvant accéder à des décharges et des garages bien garnis. Cela est en train de déclencher un vaste mouvement de prospérité pour tous.

Comme Karl Marx en personne s’en est aperçu, le stade ultime du capitalisme industriel est en réalité le moment où les moyens de production deviennent accessibles au plus grand nombre. Evidemment, il n’a échappé à personne que ce qu’il en résulte n’est ni le paradis des travailleurs dont il rêvait ni l’utopique société des loisirs dont avait rêvé John Maynard Keynes. Au lieu de tout cela, c’est un monde où plus de gens libres travaillent avec plus d’idées et de moyens de productions également libres, tout en suivant leurs propres priorités. Dans un tel monde, les leaders autoritaires, habitués à utiliser la coercition et les frontières surveillées, trouvent de plus en plus difficile d’imposer leurs priorités aux autres.

Le principe de Chandler selon lequel la structure découle de la stratégie nous permet de comprendre ce qui en résulte. Si des individus, des idées et des moyens de production non libres engendrent un monde organisé en conteneurs ; des individus, des idées et des moyens de production libres, quant à eux, engendrent un monde de flux.

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[1] Il s’agit d’un jeu de mot bien connu du monde du logiciel libre popularisé par Richard Stallman. Jouant sur le double sens du mot free en anglais (libre mais également gratuit), ce jeu de mot est impossible à rendre en français. Il indique que les logiciels libres ne sont pas seulement gratuits, ils sont avant tout libres de droits (au sens juridique classique du terme) et peuvent être étudiés, utilisés, modifiés et redistribués librement. En cela ils s’opposent aux logiciels « fermés » qui n’offrent pas ces quatre libertés fondamentales. L’auteur va jouer avec cette ambiguïté durant tout ce chapitre. Par souci de lisibilité nous ne la rendrons pas toujours (ndt).

[2] Dans les premiers temps de l’open source, ces concepts étaient avant tout envisagés de façon philosophique et les raisons de leur efficacité n’étaient pas clairement comprises. Avec trente-cinq ans de recul et de pratique, durant lesquels ce mouvement est passé d’une philosophie marginale à une pratique courante dans le monde du logiciel, commercial ou non, ces idées sont aujourd’hui mieux comprises et font partie intégrante d’une stratégie technologique. Comme Simon Wardley a pu le dire, les entreprises qui réussissent le mieux avec l’open source sont celles qui ont « pensé l’ouverture » et pas celles qui sont « ouvertes par défaut » (c’est-à-dire qui l’utilisent sans le comprendre).

[3] Encore aujourd’hui, les brevets ont une durée limitée à vingt ans (ndt).