Au milieu du Guide du voyageur galactique de Douglas Adams, on apprend que la Terre n’est pas une planète mais un super-ordinateur géant construit par une race d’extra-terrestres hyper- intelligents. La terre a été conçue par Pensées Profondes, un super-ordinateur de la génération précédente qui avait été construit pour répondre à « la grande Question de la Vie, de l’Univers et du Reste ». Au grand dam des extra-terrestres, cette réponse était sibylline et frustrante : « 42 ».
En concluant notre chapitre précédent, nous posions également notre grande question « de l’inégalité, de l’espionnage et du reste ». La réponse que nous proposions – le meilleur moyen de franchir l’obstacle est de franchir l’obstacle – peut sembler aussi sibylline et frustrante que le « 42 » de Pensées Profondes.
Dans le roman de Douglas Adams, devant la frustration des extra-terrestres, Pensées Profondes leur suggère que c’est avant tout parce qu’ils n’ont jamais compris la question que la réponse leur paraît si cryptique. Puis Pensées Profondes se met à concevoir la Terre pour résoudre un problème encore plus compliqué : trouver quelle est la vraie question.
Née sous la forme d’un feuilleton radiophonique en 1978, l’épopée absurde de Douglas Adams brosse un portrait fidèle des transformations sociétales qui se faisaient alors jour. L’informatique entraînait des progrès technologiques rapides et apportait des réponses mystérieuses et frustrantes à des questions nébuleuses et en apparence primordiales sur le devenir de l’être humain. La non-question que nous formulons par « l’inégalité, l’espionnage et le reste » n’est pas si différente de la non-question équivalente de la fin des années 1970 sur « la Guerre froide, la mondialisation et le reste ». Alors, tout comme aujourd’hui, la bonne réponse, aussi frustrante soit-elle, était « le meilleur moyen de franchir l’obstacle est de franchir l’obstacle ».
On peut lire Le Guide du voyageur galactique comme un conte satirique et antimoral contre les tendances pastorales, les solutions utopiques et les réponses parfaites. Le mécontentement des extra-terrestres envers leur « réponse ultime » démontre qu’ils sont passés à côté de la vraie histoire : ils avaient construit un ordinateur hyper-puissant, qui à son tour a conçu un autre ordinateur encore plus puissant.
Tout comme les extraterrestres, les réponses que nous trouvons aux questions existentielles ne nous donnent pas satisfaction, mais le fait même de poser des questions et de tenter d’y répondre est déjà un premier pas vers une société plus évoluée.
Comme nous le disions dans le chapitre précédent, le progrès est consubstantiellement technologique et moral, ce qui permet à une société plus ouverte de naître du passé.
Douglas Adams est décédé en 2001, juste au moment où ses idées loufoques, qui avaient inspiré toute une génération d’ingénieurs, commençaient à devenir réalité. Tout comme Pensées Profondes avait fait émerger un ordinateur « Terre » imaginaire, les grands systèmes centralisés laissaient la place à une informatique distribuée composée d’ordinateurs en réseau. Dans les années 1990, en nommant leur super ordinateur d’échec Deep Thought en l’honneur de l’ordinateur imaginaire de Douglas Adams, les chercheurs d’IBM ont donné le parfait exemple d’une réalité inspirée par la fiction. Une version suivante de cet ordinateur, Deep Blue, a été le premier ordinateur à battre un champion d’échec en titre en 1997. Mais le vrai successeur de l’ère des grands systèmes IBM a été le système informatique distribué mondial que nous appelons Internet.
L’auteur de science-fiction Neal Stephenson en relevait les transformations physiques dès 1996 dans un article consacré au câblage sous-marin1 intitulé « Mother Earth, Motherboard »2. Dès 2004, Kevin Kelly avait forgé un néologisme et créé le site éponyme pour parler de ce qui était né de cette carte-mère : une technologie numérique intégrée formant en même temps une réalité sociale totale.
Je baptise ce site The Technium. C’est un mot que j’ai forgé à contrecœur pour désigner la sphère technologique en général – un concept qui va bien au-delà des ordinateurs et qui comprend la culture, le droit, les institutions sociales et les créations intellectuelles de toutes sortes. En un mot, le Technium désigne tout ce qui jaillit de l’esprit humain. Le hardware naturellement mais également la plupart des autres créations humaines. Ainsi étendue, je considère cette nouvelle réalité de la technologie comme un système global comportant sa dynamique propre.
Cette représentation du monde conçu comme un continuum interconnecté englobant l’humanité toute entière n’est pas nouvelle et on peut faire remonter sa forme moderne au Léviathan de Hobbes (1651) et à L’organisme social de Herbert Spencer (1853)3. Ce qui est nouveau en revanche, c’est que cette forme spécifique va bien au-delà de la métaphore. Cet unique substrat connecté dédié à l’informatique n’est pas seulement une façon poétique de considérer le monde : c’est une façon de le représenter et de le mettre en action. Pour beaucoup de projets informatiques, l’idée que « le réseau est l’ordinateur » (une expression due à John Gage, un des pionniers de l’informatique et ancien directeur scientifique de Sun Microsystems) est la seule perspective valable.
Avant Internet, on pouvait déjà considérer le monde comme un ordinateur planétaire, mais un ordinateur à cartes perforées. Ce qui rend unique l’ordinateur planétaire d’aujourd’hui c’est qu’il n’est plus réservé aux puissants de ce monde : n’importe qui disposant d’une connexion Internet peut le programmer à l’échelle mondiale.
Les programmes disponibles à ce vaste niveau et accessibles à tous n’ont cessé de se sophistiquer. En novembre 2014, par exemple, après avoir été choquée par la bande dessinée Barbie ingénieure informaticienne4 qu’elle jugeait sexiste, la hackeuse Kathleen Tuite a créé une application web (à l’aide de Heroku, un service de cloud bon marché) qui permettait à quiconque de réécrire le texte du livre. Le hashtag #FeministHackerBarbie est immédiatement devenu viral. Associée au hashtag, l’application a déclenché un déferlement de réécritures créatives du livre de Barbie. Ce qui, quelques années auparavant, n’aurait été qu’un mouvement d’indignation de courte durée, s’est transformé en lame de fond parcourant l’ensemble de l’industrie du logiciel.
Pour apprécier cette anecdote à sa juste valeur, il faut savoir qu’un hashtag permet de créer instantanément à l’intérieur même d’Internet un réseau informel qui offre des possibilités comparables à ce que permettait le télégraphe cent ans auparavant. En pratique, en associant un hashtag et une application bien conçue, Kathleen Tuite a créé une maison d’édition temporaire, avec son propre réseau de distribution ; le tout non pas en quelques années mais en quelques heures seulement. Au passage, l’indignation s’est transformée en capacité créative.
Toutes ces possibilités ont vu le jour en quinze ans à peine : autant dire du jour au lendemain au regard du rythme d’évolution habituel des technologies.
En 1999, le projet SETI@home5, premier projet d’informatique massivement distribué à avoir marqué le grand public, n’était en fait rien d’autre qu’une façon excentrique de faire don à la science d’un peu de puissance de calcul de son ordinateur personnel. Dès 2007, ce phénomène a été enrichi par Facebook, Twitter, YouTube, Wikipedia et Amazon Mechanical Turk6 qui y ont ajouté de la créativité, de la communication et des flux financiers ; et les mêmes approches techniques ont permis la création du web social. A partir de 2014, des expérimentations analysant la pratique des mèmes de chats7 ont eu une influence sur les campagnes électorales. Amazon Mechanical Turk et son système low-cost ont permis l’émergence d’un monde où des mineurs de bitcoins gagnent des fortunes8, où la pratique occasionnelle du co-voiturage permet à des propriétaires de voitures d’en vivre et où des artistes ingénieux gagnent finalement bien leur vie après avoir débuté sur Kickstarter.
Même si l’ordinateur planétaire est sur le déclin, celui auquel il a donné naissance arrive à maturité.
Revenons à notre conte des deux ordinateurs. Le père a quatre cent ans et son architecture, assez basique, a été conçue à l’ère marchande du jeu à somme nulle. Il marche avec de la paperasse, la « diplômanie » et des revendications territoriales sur le moindre mètre carré qui séparent la planète par des frontières hautement contrôlées. Sa structure est fondée sur des hiérarchies emboîtées les unes dans les autres comme des poupées russes, de la famille au pays tout entier. Dans cette organisation, pas de place pour une frontière libre. Dans cette disposition idéale, il y a une place pour chaque chose et chaque chose est à sa place. L’ordinateur a été conçu pour le statu quo et l’innovation relève plus du bug que d’une fonctionnalité.
Nous appelons cet ordinateur planétaire le monde géographique.
Le fils, lui, est un jeune ordinateur d’une cinquantaine d’années dont l’architecture générale date de la Guerre froide. Il fonctionne avec des logiciels, il utilise l’éthique des hackers et des réseaux de données qui connectent la planète dans un jeu à somme non nulle qui la rendent de plus en plus intelligente et de plus en plus ouverte. Sa structure se fonde sur des flux, Twitter par exemple : un agrégat d’informations en temps réel, ouvert, non hiérarchisé et en provenance d’une pluralité de sources. Des gadgets domestiques aux sondes spatiales, tout devient nouveauté avec un peu de bidouillage dans une ambiance d’innovation permanente. C’est un ordinateur conçu pour les évolutions rapides et tous azimuts, nourries par la sérendipité. L’innovation, ici loin d’être un bug, est une fonctionnalité majeure.
Cet ordinateur planétaire là, nous l’appelons le monde en réseau.
Le monde connecté n’est pas nouveau. Il est au moins aussi ancien que les plus anciennes des routes commerciales, qui de tout temps ont été un vecteur de propagation des idées subversives autant que les marchandises. Ce qui est nouveau, c’est sa capacité à dominer le monde géographique. Le logiciel dévore le monde et les réseaux, eux, dévorent la géographie.
Ici, il y a deux histoires dans l’histoire. Dans la première, les bits dévorent les atomes, et dans la seconde, on voit émerger une nouvelle méthode de résolution des problèmes.
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[1] Même vingt ans après sa parution, cet article mérite d’être lu. Tous ceux qui cherchent à maîtriser les technologies devraient essayer son concept de « hacker tourism ». Voir : http://www.wired.com/1996/12/ffglass/
[2] Litt. « Terre mère, carte mère » (ndt).
[3] L’article « The Social Organism » n’a pas été traduit en français. On pourra le consulter en ligne : http://www.econlib.org/library/LFBooks/Spencer/spnMvS9.html (ndt).
[4] Un résumé de l’affaire est disponible à cette adresse : http://www.lesechos.fr/21/11/2014/lesechos.fr/0203957369520_ barbie-ingenieure-ne-sait-pas-coder—mattel-s-excuse.htm (ndt).
[5] SETI@home est le plus connu de nombreux projets dont le principe est d’utiliser la puissance de calcul des ordi- nateurs individuels dès lors qu’ils sont en veille pour effectuer des calculs complexes. En l’espèce analyser des signaux radios en provenance de l’espace pour y détecter des signes de vie extra-terrestre.
[6] Voir Bruno Latour, Changer de société. Refaire de la sociologie, Paris, La Découverte, 2005.
[7] Voir Kate Miltner, Srsly Phenomenal: An Investigation Into The Appeal Of Lolcats, MSc Dissertation, London School of Economics, 2011 (https://dl.dropboxusercontent.com/u/37681185/MILTNER%20DISSERTATION.pdf) et aussi cet article du Huffington Post (http://www.huffingtonpost.com/2012/05/10/lolcats-dissertation-london-school-of-eco- nomics_n_1506292.html)
[8] Sur la génération de bitcoins, on pourra consulter ce site explicatif : https://bitcoin.fr/minage/#main (ndt).